U
/u/Fnouc
Guest
Hier soir j'ai vécu une de ces soirées qui fait détester les êtres humains, et qui donne envie de rentrer très vite chez soi et de se barricader pour ne plus avoir affaire à l'idiocratie dans laquelle nous vivons.
Sortie ciné avec ma femme, on va voir "Evanouis". Film d'horreur, du coup un peu populaire, avec un phénomène de bouche à oreille susceptible de ramener un public large. Sentant le coup venir, on choisit un ciné dans Paris (UGC Les Halles), en général fréquenté par un public un peu plus respectueux que Créteil où j'ai déjà dû appeler les vigiles en pleine séance. (Spoiler : non).
Je m'attendais à ce que ça soit plus compliqué que sur des films d'art et d'essai péruviens, mais j'étais en dessous de la réalité. La séance était un véritable zoo.
Beaucoup de petits groupes de potes qui parlent pendant TOUT le film à voix haute.
Des copines qui commentent CHAQUE SCENE. "Ha nan j'peux pas r'garder là ! HO LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA". "Attends, il va ouvrir la porte là ??????? Mais NAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAN ..... MAIS NAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAANN"
Un autre a décidé de.... répéter les répliques qui lui plaisaient, en imitant l'acteur. Ne me demandez pas pourquoi.
Un autre a décidé de secouer son pot de pop-corn en rythme avec la musique du film, parce que ça le faisait marrer.
Et chacun donne ses théories à voix haute. "HA MAIS EN FAIT C'EST LE MEC" "AH MAIS A TOUS LES COUPS Y'A UNTEL QUI VA ARRIVER"
Et certains expliquent à voix haute l'image qu'on est en train de voir, des fois qu'on ait pas compris.
Et mon problème, c'est que ça n'est plus un cas isolé. Ce n'est pas un ponctuel groupe d'amis un peu bruyant. C'est tout autour de nous. A gauche, à droite, derrière, devant. Ce qui rend difficile le fait de demander le silence : on est clairement en sous-effectif, condamnés à se voir ruiner le film par une salle de personnes qui, une fois de plus, ont cru qu'elles étaient chez mémé devant Netflix.
Je ne pense pas à être le premier à me plaindre de la fréquentation des salles de ciné. Mais là c'était la goutte d'eau.
C'est là que je me dis : on ne fait plus société. Il n'y a plus de notion d'espace commun, dans lequel on partage quelque chose en prenant soin de ne pas déranger les autres. La société n'est plus qu'un vague truc externe, un miroir dans lequel on s'admire, dans lequel on est toujours en représentation, où toute action, toute interaction, est une bougie qu'on allume sur l'autel de notre ego, les autres ne sont que des planètes qui tournent autour du soleil que nous sommes par défaut. Je fais ce que je veux, personne n'a le droit de me dire ce que je dois faire. Mon coach en développement personnel me l'a dit, la dernière pub pour une paire de chaussure ou un parfum me l'a répété, Instagram me l'a confirmé. Moi, moi, moi. Je suis important. Mon existence est un cadeau, je suis unique. Hors de question que je m'efface le temps d'un film. Si j'ai envie de parler, je parle. Les autres doivent savoir que je suis là, doivent m'entendre, doivent prendre acte de mon existence.
Cela fabrique un deuxième problème : notre rapport à l'Œuvre (le film, ici, en l'occurrence).
Incapables de mettre leur ego (ou leur téléphone) en sourdine pendant 2h, les gens ne savent plus se connecter à une œuvre. On n'est plus capable de suspension d'incrédulité. Tout est toujours tourné en dérision. On n'est plus capable d'une écoute active et respectueuse de l'œuvre. On ne regarde plus un film, on "consomme du contenu".
Pendant 2h de film, les gens ont ri aux éclats.
Comprenons-nous bien, le rire a parfaitement sa place au cinéma, il a parfaitement sa place sur des films d'horreurs où il représente un exutoire, un libérateur de tension.
J'ai un formidable souvenir de cinéma sur un film d'horreur (La colline a des yeux), où la salle était vraiment en communion émotionnelle sur tout le film, et où elle a rit et applaudi après la résolution d'un moment de tension extrême. C'était spontané, c'était ultra intense, et surtout, surtout : les spectateurs étaient ENSEMBLE. C'était une émotion collective. Ce moment est gravé dans ma mémoire comme un super moment que seul le cinéma pouvait offrir, et qui rendait l'expérience incroyable. Ce n'était pas un brouhaha perturbant formé des petites émotions individuelles en décalage avec le film.
Car là, la moitié de la salle a ri aux éclats pour tout et n'importe quoi.
Un jumpscare ? on éclate de rire. Je comprends, c'est l'émotion qui se traduit comme ça.
Un personnage crie ? on éclate de rire.
Un meurtre ? on éclate de rire.
Un comédien avec un visage ou une morphologie atypique ? On éclate de rire.
Une révélation ? On éclate de rire.
Un cut entre une scène sombre et une scène en plein jour ? On éclate de rire. (véridique)
Tout, absolument tout, déclenchait un rire idiot.
Et là, on n'est pas dans le rire involontaire déclenché par l'œuvre. Ce n'est pas juste une question d'aimer ou non le film. Cela n'a rien à voir avec la qualité ou non du film.
On était sur un rire de posture, qui traduit la volonté de garder à tout prix une distance avec le récit. Ce rire un peu social, de façade, qui sert à dire que "MOI MOI MOI, je suis plus fort que l'œuvre, si j'ai décidé que j'allais me marrer ce soir avec mon pote, c'est pas ce film qui va m'en empêcher." Bref on ne laisse plus le film entrer dans le spectateur : c'est le spectateur qui entre dans le film, en mettant le pied dans la porte, comme un mauvais vendeur d'encyclopédies.
La meilleure manifestation de ça, c'est les deux potes des 45-50 ans qui se sont assis à côté de nous. En s'asseyant, l'un a dit à l'autre : "Ah on m'a dit que c'était trop marrant comme film, tu vas voir...". Il n'en savait rien, puisqu'il ne l'avait pas encore vu, mais pour être sûr que sa promesse était tenue, Jean-Michel s'est efforcé de rire aux éclats de manière ultra-démonstrative, en réduisant sa palette d'émotions. L'angoisse, le suspense, la peur, la surprise, la déception, la satisfaction, la tristesse, la jubilation : Jean-Michel n'avait plus qu'un seul mot à son vocabulaire émotionnel : le rire à gorge déployée.
Ce soir là, Jean-Michel n'était pas au cinéma. Il n'allait pas voir un film. Il voulait juste pouvoir raconter qu'il s'était bien marré avec Bernard. Le reste, il s'en tape. Et les salles de ciné sont remplies de gens qui s'en tapent. qui s'en tapent de l'œuvre, qui s'en tapent des lieux (bigup à ceux qui nettoient), et qui s'en tapent des autres.
En sortant de la salle, j'étais abattu, je détestais tout le monde. J'étais déprimé.
Une jeune femme, contente d'avoir bien rigolé, débriefe avec sa copine : "Ah ouais ce qui est cool, tu vois, c'est que en plus personne n'a fait chier..."
Voilà, on y est. L'idiocratie a complètement gagné.
On est habitués à ce bordel dans une salle de ciné. Et si j'avais demandé à cette personne de se taire pendant le film, j'aurais été le chieur. C'est moi qui aurais gâché l'expérience de Madame. Les rapports sont inversés. C'est foutu. La place d'un cinéphile n'est plus au cinéma, parce que s'il demande un peu de respect du film ou du spectateur, c'est lui le casse-pied. Je me suis senti seul, très très seul, avec ma femme. Et pourtant, c'était "notre" endroit. On aime le cinéma, on aime les films. C'est devenu... un squat. De gens qui s'ennuient et qui se posent au pif. Un salon de coiffure où on peut papoter. Un décor d'anecdotes de réseaux sociaux ou de memes (cf les projections hallucinantes de Minecraft). Un autel à la gloire du MOI MOI MOI. Je suis comme ça, je m'impose aux autres. On n'est plus un public. On ne fait plus société. On n'accepte plus de règles communes, écrites ou évidentes. Même le film doit s'effacer du cinéma pour laisser de la place aux petits égos de chacun.
On est rentrés ce soir là, en RER.
Tout le long du trajet, trois personnes écoutaient des vidéos sur leur portable avec le haut parleur à fond. Dont un qui nous gratifiait de sa conversation Whatsapp en vocaux, à fond.
On ne fait plus société.
submitted by /u/Fnouc to r/besoinderaler
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Sortie ciné avec ma femme, on va voir "Evanouis". Film d'horreur, du coup un peu populaire, avec un phénomène de bouche à oreille susceptible de ramener un public large. Sentant le coup venir, on choisit un ciné dans Paris (UGC Les Halles), en général fréquenté par un public un peu plus respectueux que Créteil où j'ai déjà dû appeler les vigiles en pleine séance. (Spoiler : non).
Je m'attendais à ce que ça soit plus compliqué que sur des films d'art et d'essai péruviens, mais j'étais en dessous de la réalité. La séance était un véritable zoo.
Beaucoup de petits groupes de potes qui parlent pendant TOUT le film à voix haute.
Des copines qui commentent CHAQUE SCENE. "Ha nan j'peux pas r'garder là ! HO LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA LA". "Attends, il va ouvrir la porte là ??????? Mais NAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAN ..... MAIS NAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAANN"
Un autre a décidé de.... répéter les répliques qui lui plaisaient, en imitant l'acteur. Ne me demandez pas pourquoi.
Un autre a décidé de secouer son pot de pop-corn en rythme avec la musique du film, parce que ça le faisait marrer.
Et chacun donne ses théories à voix haute. "HA MAIS EN FAIT C'EST LE MEC" "AH MAIS A TOUS LES COUPS Y'A UNTEL QUI VA ARRIVER"
Et certains expliquent à voix haute l'image qu'on est en train de voir, des fois qu'on ait pas compris.
Et mon problème, c'est que ça n'est plus un cas isolé. Ce n'est pas un ponctuel groupe d'amis un peu bruyant. C'est tout autour de nous. A gauche, à droite, derrière, devant. Ce qui rend difficile le fait de demander le silence : on est clairement en sous-effectif, condamnés à se voir ruiner le film par une salle de personnes qui, une fois de plus, ont cru qu'elles étaient chez mémé devant Netflix.
Je ne pense pas à être le premier à me plaindre de la fréquentation des salles de ciné. Mais là c'était la goutte d'eau.
C'est là que je me dis : on ne fait plus société. Il n'y a plus de notion d'espace commun, dans lequel on partage quelque chose en prenant soin de ne pas déranger les autres. La société n'est plus qu'un vague truc externe, un miroir dans lequel on s'admire, dans lequel on est toujours en représentation, où toute action, toute interaction, est une bougie qu'on allume sur l'autel de notre ego, les autres ne sont que des planètes qui tournent autour du soleil que nous sommes par défaut. Je fais ce que je veux, personne n'a le droit de me dire ce que je dois faire. Mon coach en développement personnel me l'a dit, la dernière pub pour une paire de chaussure ou un parfum me l'a répété, Instagram me l'a confirmé. Moi, moi, moi. Je suis important. Mon existence est un cadeau, je suis unique. Hors de question que je m'efface le temps d'un film. Si j'ai envie de parler, je parle. Les autres doivent savoir que je suis là, doivent m'entendre, doivent prendre acte de mon existence.
Cela fabrique un deuxième problème : notre rapport à l'Œuvre (le film, ici, en l'occurrence).
Incapables de mettre leur ego (ou leur téléphone) en sourdine pendant 2h, les gens ne savent plus se connecter à une œuvre. On n'est plus capable de suspension d'incrédulité. Tout est toujours tourné en dérision. On n'est plus capable d'une écoute active et respectueuse de l'œuvre. On ne regarde plus un film, on "consomme du contenu".
Pendant 2h de film, les gens ont ri aux éclats.
Comprenons-nous bien, le rire a parfaitement sa place au cinéma, il a parfaitement sa place sur des films d'horreurs où il représente un exutoire, un libérateur de tension.
J'ai un formidable souvenir de cinéma sur un film d'horreur (La colline a des yeux), où la salle était vraiment en communion émotionnelle sur tout le film, et où elle a rit et applaudi après la résolution d'un moment de tension extrême. C'était spontané, c'était ultra intense, et surtout, surtout : les spectateurs étaient ENSEMBLE. C'était une émotion collective. Ce moment est gravé dans ma mémoire comme un super moment que seul le cinéma pouvait offrir, et qui rendait l'expérience incroyable. Ce n'était pas un brouhaha perturbant formé des petites émotions individuelles en décalage avec le film.
Car là, la moitié de la salle a ri aux éclats pour tout et n'importe quoi.
Un jumpscare ? on éclate de rire. Je comprends, c'est l'émotion qui se traduit comme ça.
Un personnage crie ? on éclate de rire.
Un meurtre ? on éclate de rire.
Un comédien avec un visage ou une morphologie atypique ? On éclate de rire.
Une révélation ? On éclate de rire.
Un cut entre une scène sombre et une scène en plein jour ? On éclate de rire. (véridique)
Tout, absolument tout, déclenchait un rire idiot.
Et là, on n'est pas dans le rire involontaire déclenché par l'œuvre. Ce n'est pas juste une question d'aimer ou non le film. Cela n'a rien à voir avec la qualité ou non du film.
On était sur un rire de posture, qui traduit la volonté de garder à tout prix une distance avec le récit. Ce rire un peu social, de façade, qui sert à dire que "MOI MOI MOI, je suis plus fort que l'œuvre, si j'ai décidé que j'allais me marrer ce soir avec mon pote, c'est pas ce film qui va m'en empêcher." Bref on ne laisse plus le film entrer dans le spectateur : c'est le spectateur qui entre dans le film, en mettant le pied dans la porte, comme un mauvais vendeur d'encyclopédies.
La meilleure manifestation de ça, c'est les deux potes des 45-50 ans qui se sont assis à côté de nous. En s'asseyant, l'un a dit à l'autre : "Ah on m'a dit que c'était trop marrant comme film, tu vas voir...". Il n'en savait rien, puisqu'il ne l'avait pas encore vu, mais pour être sûr que sa promesse était tenue, Jean-Michel s'est efforcé de rire aux éclats de manière ultra-démonstrative, en réduisant sa palette d'émotions. L'angoisse, le suspense, la peur, la surprise, la déception, la satisfaction, la tristesse, la jubilation : Jean-Michel n'avait plus qu'un seul mot à son vocabulaire émotionnel : le rire à gorge déployée.
Ce soir là, Jean-Michel n'était pas au cinéma. Il n'allait pas voir un film. Il voulait juste pouvoir raconter qu'il s'était bien marré avec Bernard. Le reste, il s'en tape. Et les salles de ciné sont remplies de gens qui s'en tapent. qui s'en tapent de l'œuvre, qui s'en tapent des lieux (bigup à ceux qui nettoient), et qui s'en tapent des autres.
En sortant de la salle, j'étais abattu, je détestais tout le monde. J'étais déprimé.
Une jeune femme, contente d'avoir bien rigolé, débriefe avec sa copine : "Ah ouais ce qui est cool, tu vois, c'est que en plus personne n'a fait chier..."
Voilà, on y est. L'idiocratie a complètement gagné.
On est habitués à ce bordel dans une salle de ciné. Et si j'avais demandé à cette personne de se taire pendant le film, j'aurais été le chieur. C'est moi qui aurais gâché l'expérience de Madame. Les rapports sont inversés. C'est foutu. La place d'un cinéphile n'est plus au cinéma, parce que s'il demande un peu de respect du film ou du spectateur, c'est lui le casse-pied. Je me suis senti seul, très très seul, avec ma femme. Et pourtant, c'était "notre" endroit. On aime le cinéma, on aime les films. C'est devenu... un squat. De gens qui s'ennuient et qui se posent au pif. Un salon de coiffure où on peut papoter. Un décor d'anecdotes de réseaux sociaux ou de memes (cf les projections hallucinantes de Minecraft). Un autel à la gloire du MOI MOI MOI. Je suis comme ça, je m'impose aux autres. On n'est plus un public. On ne fait plus société. On n'accepte plus de règles communes, écrites ou évidentes. Même le film doit s'effacer du cinéma pour laisser de la place aux petits égos de chacun.
On est rentrés ce soir là, en RER.
Tout le long du trajet, trois personnes écoutaient des vidéos sur leur portable avec le haut parleur à fond. Dont un qui nous gratifiait de sa conversation Whatsapp en vocaux, à fond.
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